Lettre ouverte à mon ami, Dr. Mabouba Diagne, ministre de l’Agriculture, de la souveraineté Alimentaire et de l’élevage (Masae).
« Mon objectif est de créer des coopératives agricoles dans les 557 communes du Sénégal ». Cette phrase ouvre le long exposé de l’entretien que le Dr. Mabouba Diagne, ministre de l’Agriculture, de la souveraineté Alimentaire et de l’élevage (Masae), a accordé au quotidien national Le Soleil du mercredi 23 octobre 2024,
Ce long entretien a été l’occasion pour le ministre de déclarer qu’il fait de la souveraineté alimentaire du Sénégal le plus important projet de ce qui lui reste à vivre.
Gigantesque ambition mais certainement pas irréaliste pour qui connait l’un des plus cartésiens de sa génération.
Celui que les camarades de promotion au temple de Sanar ont renommé « Archimède » sait, à coup sûr, le prix de son engagement et a pris la mesure de sa déclaration. Toutefois, je m’en voudrais de céder à la tentation de me dérober de ce que je trouve être mon rôle quasi naturel de dire certaines vérités à mon ami . Surtout quand celles-ci ne visent qu’un objectif et un résultat. Ces derniers ne sont que : une contribution pour déblayer le terrain et trouver des solutions. Le résultat attendu est, bien sûr, la réussite de cette noble mission.
1. Le rôle de l’Etat n’est pas de créer des coopératives mais de susciter, d’encourager voire de définir un cadre normatif.
Le monde paysan et rural sénégalais, tout au moins, n’est pas vierge en coopératives. Certaines voire nombreuses ont pignon sur rue, par leur envergure et leur aura. D’autres par contre, certainement par défaut d’accompagnement, de ressources et de savoir-faire, n’ont jamais pu encore dépasser l’échelle micro-local et leur état de balbutiement. En tout cas, en notre qualité de spécialiste des questions de développement rural et territorial, nous sommes en mesure de citer quelques-unes qui ne demandent qu’à bénéficier d’un minimum d’accompagnement pour réaliser des merveilles. Puisque dans différents contextes, nous avons même eu l’occasion de nous impliquer dans le processus de fondation de certaines, si ce n’est pas d’en accompagner d’autres, dans une plus ou moins longue durée. Que faudrait alors faire ? Quel doit être le rôle d’un (ou des) département(s) ministériel(s) qui trouvent la nécessité de bâtir un mouvement coopératif fort, pour booster son (leur) secteur ? Quels risques y a-t-il quand l’Etat se met dans le rôle (qui n’est pas le sien) de mettre en place des coopératives ? Nous allons essayer d’apporter une réponse à toutes ces questions, à partir d’une analyse fondée sur une expérience de terrain longue de quelques années. Nous nous entreprenons d’abord dans l’analyse des risques qu’il y a dans la forte implication de l’Etat dans un processus qui ne devrait concerner que les acteurs qui, prenant conscience de leurs contraintes, trouvent un intérêt à s’organiser.
Le risque de déstructuration et de démobilisation des acquis.
– Quand l’Etat s’investit directement dans le rôle de mettre en place lui-même des coopératives, il y a fort à parier que cela ait un effet démobilisateur des anciennes. Pourtant, certaines ont déjà, appris à voler de leurs propres ailes. Même si d’autres sont sur la bonne voie de décrocher des partenariats stratégiques. Car, nulle n’ignore la relation qu’ont les sénégalais (davantage pour ceux du monde paysan/rural) avec le nouveau venu / la nouveauté. Surtout, quand l’initiateur s’appelle l’Etat, avec ces mégas moyens, ses investissements et ses appuis budgétaires soient-il très éphémères ; il y a de quoi créer une compétition défavorable aux ancienne(s).
Le risque que la coopérative communale se retrouve sous le contrôle des affairistes mécontents d’être écartés des circuits de distribution des intrants : semences et autres engrais.
Nous avons suivi et entendu les échos du processus d’acheminement et de distribution des intrants à l’orée de l’hivernage en cours ou dernier (c’est selon). Le devoir soi-dit de rigueur poussant les nouvelles autorités à confier l’acheminement des intrants à l’armée, pour que les produits et le matériel arrivent aux vrais ayants- droits. Cette opération a certainement eu des conséquences et suscité des rancœurs chez certains intermédiaires qui avaient un quasi-monopole sur ce magot, (au détriment bien sûr des vrais destinataires). En effet, pour qui connait le ministère de l’Agriculture, sait aussi que ses couloirs sont infestés d’innombrables courtiers, de négociants et autres affairistes qui se bousculent sur le chemin menant au cabinet du ministre. Les nouvelles mesures et procédures préconisées par les nouvelles autorités ont pris de court certains. Mais nombreux parmi ces exclus considèrent qu’ils n’ont perdu qu’une bataille et pas la guerre. Ils sont à coup sûr entrain d’affûter leurs armes et préparent leur stratégie pour revenir à l’assaut aux fins de se frayer un passage et récupérer leur business. Le projet de création de coopératives communales tel qu’il est prévu de se déployer, serait, à notre avis, une voie royale que nombre parmi eux attendent, pour revenir à la charge. Voilà une opportunité rêvée pour certains d’officialiser leur retour, en prenant le contrôle des coopératives et constituer un véritable goulot d’étranglement. Ne serait-ce que pour cette raison, nous trouvons qu’il n’y a aucun sens que l’Etat soit acteur directe de la mise en place de ces entités, ni même via un de ces démembrements.
En notre qualité d’ex directeur général de l’Agence nationale du conseil agricole et rural (Ancar), nous sommes tenté (s) de nous poser la question de savoir que reste-t-il des anciens CLCOP. Pas plus que le choix d’une délimitation territoriale qui serait la commune, pour être la sphère de rayonnement d’une coopérative, ne nous parait d’ailleurs pertinent.
Le risque élevé de confusion des rôles.
Par ailleurs, vouloir calibrer d’entrée une coopérative à la sphère territoriale qu’est la commune n’a pas de sens, à notre avis. Si non, le risque est grand de voir les acteurs politiques locaux être tentés de créer un lien fonctionnel voire institutionnel entre l’autorité communale et l’organe coopératif ; là où il ne devrait en avoir aucun. D’ailleurs, c’est une option très peu ambitieuse qu’une coopérative qui ne se cantonne qu’à une seule commune. (Cette liste n’est pas exhaustive ; il y’en a d’autres plus contraignants).
Se pose alors la question de comment faire. C’est ce que nous essayons de développer dans les lignes qui suivent.
Des pistes d’approches
Monsieur le ministre, cher ami , le Sénégal n’est pas vierge en matière de coopératives. Ne pas tenir compte de l’existant et instituer un programme /des initiatives tous azimuts de création de nouvelles et de facto calibrées à une commune, peut être fatal pour certains acquis en la matière. Certaines parmi celles qui existent ne demandent qu’à être renforcées, recadrées, pour prospérer. Il n’est pas dit, non plus, que rien n’est reprochable dans leur réalité, leur fonctionnement ou leur existence. Mais recadrer et compléter puis renforcer, n’est-il pas plus facile et réaliste, pour le gain de temps et de ressources que cela occasionne ; surtout, dans l’entendement de celui dont nous venons, naguère, de vanter l’esprit cartésien voire très cartésien ? (Et j’assume mon propos).
Au demeurant, tout projet/programme de création de coopératives qui ne part pas d’un état des lieux exhaustif, pour connaitre ce qui existe et apprécier la valeur, est une perte de temps voire un recule. Le Sénégal ne peut pas se le permettre ; pas plus que vous d’ailleurs, ce retard ne saurait, certainement, vous arranger ! Toutefois,
il ne faut pas se presser, car le banquier que vous êtes sait mieux que moi, qu’un travail bien fait, a un prix.
L’option la plus réaliste serait que l’Etat s’en limite au rôle régalien d’impulsion, tout en gardant une certaine distance et laisser les acteurs concernés s’organiser. Pour ce faire, cela requiert beaucoup d’informations et de sensibilisation voire une grande campagne d’animation à travers toutes les sphères territoriales : de la commune au département, en passant par l’arrondissement. La meilleure sensibilisation ne serait-elle pas, d’ailleurs, de travailler un temps avec les anciennes coopératives, dans le but de renforcer celles qui existent ?
Celles qui souffrent de mal formation et de dysfonctionnements seront recadrées par le renforcement de capacités. Ce faisant, par l’effet d’une émulation, tous les acteurs qui travaillent dans le même secteur, à plus ou moins de proximité, dans les mêmes filières ou une même chaine de valeur vont s’organiser à différentes échelles territoriales : communale, départementale et/ou celle de l’arrondissement. Ce faisant, deux alternatives s’offriront à coup sûr : soit les non coopérateurs vont rejoindre celles qui existent déjà ou mettre en place les leurs avec l’accompagnement des services dédiés qui sont déjà disponibles et qu’il faut renforcer, si besoin.
Le choix de l’échelle communale peu pertinent.
J’ai échangé avec certains amis qui ont une longue expérience d’accompagnement des coopératives (le jeu en vaut la chandelle). Tous sont du même avis que l’échelle communale ne reflète guère le territoire habituel où les coopératives rayonnent, en général. Par contre, elle peut constituer un fragment ou une déclinaison, dans le cadre d’une organisation interne d’une coopérative d’envergure territoriale plus grande : en secteur, section ou bureau/guichet/caisse. Vouloir en créer de nouvelles, par pur mimétisme voulu par l’Etat, risque de conduire celui-ci à ne produire que des clones de coopératives dont la compétition déloyale et faussée d’emblée, pourrait être fatale aux initiatives volontaristes parties de la base et portées par les vrais acteurs.
Cher ami , si ce projet est l’œuvre de certains conseillers et/ou les nombreux collaborateurs, je vous invite à leur retourner la copie et instruisez-les de continuer la réflexion, pour vous sortir un plat plus digeste. Car, dans de pareils cas, nombreux parmi les propositions de projets/programmes pharaoniques ne sont qu’une tentative déguisée de création de grands chantiers pour se faire des activités. Car, le regain de dynamisme ou même d’existence de certaines structures y dépend.
Du développement agricole au développement à la base : le réveil des territoires.
C’est le moment et le lieu de dire qu’à l’état actuel où l’Etat du Sénégal s’oriente vers le territoire comme entrée principale de toute initiative de développement, la création d’un mouvement coopératif d’envergure ne devrait pas concerner que le seul département de l’Agriculture. Si ma compréhension est juste, je trouve que ce projet/programme devrait être élargi aux départements qui s’occupent des Collectivités territoriales, de l’aménagement et du développement des territoires ; à celui de l’Environnement et la transition écologique et enfin, au moins, au Secrétariat d’Etat au développement des PME/PMI. Si besoin il y a de nous expliquer, nous insistons à dire que les activités dont ces différents départements sont porteurs, créent une dynamique propre à la formation des territoires. A contrario, l’histoire a révélé que la non-articulation de leurs différentes interventions a eu pour conséquences la détérioration du tissu économique dans nos campagnes, la quasi absence d’activités dans nos terroirs ruraux, la paupérisation du monde périphérique et l’exode vers les centres urbains et leur corollaire de saturation des centres comme Dakar et sa banlieue. D’ailleurs, Claude Courlet a bien résumé le phénomène quand il dit que la non articulation de l’agriculture et l’industrie a nourri la désertification rurale, le déclin du tissu économique traditionnel local s’est accéléré, les migrations se sont généralisées (COURLET C. 2001, Territoires et Régions : les grands oubliés du développement économique, Paris. Le Harmattan p17). Au demeurant, ce que voulons faire ressortir dans ce paragraphe est : l’idée de bâtir un mouvement coopératif solide offre des perspectives qui dépassent la seule dimension de l’Agriculture. Il offre une opportunité d’ouvrir de nouveaux horizons à nos terroirs, en particulier ceux ruraux. Ceci, en faisant d’eux de véritables bassins d’activités qu’engendre la perspective de formation des territoires dynamiques, à partir des interactions de plusieurs acteurs. Car, comme l’a dit Bernard Pecqueur, le territoire n’est pas un morceau de nation ou de région, mais une forme d’organisation et de coordination inscrite dans l’espace et construite socialement à terme. Comme tel, il est un « conteneur de ressources ». Ces ressources peuvent être matérielles (infrastructures diverses) ou immatérielles (connaissances, compétences…) ; elles peuvent être génériques (ressources minières, par exemple) ou spécifiques (savoir-faire effectivement valorisé dans un processus de production concret). Le territoire n’est pas partout et tout n’est pas le territoire, (PECQUEUR B. 2001, Revue Géographie, Economie, Société n°2).
On comprend dès lors pourquoi notre souhait de voir tous ces départements ministériels coordonner leurs activités, connecter leurs actions et fédérer une partie de leurs ressources tant financières, matérielles qu’humaines sur les mêmes espaces où ils se déploient tous. Evidemment, chacun poursuit ses objectifs mais ils concourent tous à la même finalité : le développement du Sénégal. Plus que jamais, l’interconnexion de leurs interventions est nécessaire ; la réalisation des territoires viables y dépend. Ceci dit, quand on sait que les produits agricoles (Ministère de l’Agriculture) et ceux des ressources naturelles qu’elles soient forestières ou autres (Ministère de l’Environnement) constituent une des mamelles nourricières des PME/PMI, il devient aisé de comprendre de quoi parle-t-on. Il l’est davantage quand on connait que le seul département non encore cité est celui en charge des territoires et des pôles territoires qui sont en gestation. Dans un langage moins codé, nous voulons tout simplement dire qu’il n’est pas rare, voire qu’il est même très fréquent que tous ces départements ministériels se retrouvent chacun dans une partie ou dans toutes les grappes d’une même chaine de valeur. Dans le même sillage, mêmes les non-initiés savent que les départements de l’Agriculture, de l’Environnement, celui du développement des PME/PMI se retrouvent impliqués dans presque toutes les chaines de valeur agro-alimentaires et pas que… Quid du ministère des Collectivités territoriales, puis que c’est à lui la charge de coordination du développement territorial.
Réussir votre défi de permettre au Sénégal de nourrir à suffisance (en quantité et en qualité) sa population, sans en prendre un grain de l’extérieure (la souveraineté alimentaire du Sénégal), c’est le souhait d’ une grande majorité de sénégalais. En particulier, cette génération qu’on a appelée en un certain temps les cobayes du Temple de Sanar. Plus, ce sera leur fierté, j’en suis sûr. Parce qu’ils vous ont connu et ont partagé avec vous les mêmes humanités. Il n’y a pas de doute que ce sera leur fierté. Les plus heureux encore seront, certainement,
les Professeurs Amadou Lamine NDIAYE, Mary Tew NIANE, Baydallaye KANE (et j’en passe, parce qu’il y’en a d’autres, bien sûr). Eux qui ont versé autant de sueur et bravé la poussière des harmatans chauds, parcequ’ils y ont cru quand il était moins évident… Et, ils ont fortement contribué à faire du projet de l’université de Sanar ce qu’elle est devenue. Je vous suggère de ne jamais avoir l’impatience qui vous prive de leurs conseils, car ils ne vous voudront que du bien. Et parmi vos camarades d’hier, nombreux sont ceux qui ont le profil de la mission de conseils. Ne vous en privez pas ! Conseil, tel est, en tout cas, la motivation première de cette contribution. Il y’en a déjà eu d’autres qui m’ont précédé, c’est sûr ! Et, il y’en aura d’autres encore et encore. Parce que, comme on a coutume de le dire, nous sommes tous dans le même bateau qui est le « sunu-GAAL », telle est ma conviction. COURAGE mon Ami
Issa Amadou NDIAYE, Membre de la commission Décentralisation et Réformes Territoriales. PASTEF LES PATRIOTES. Ex Directeur général de l’ANCAR. Courriel : issa_ndiaye@yahoo.fr